Soft power indien : l’influence zen du yoga
Introduction sur la troisième thématique : le Soft Power
La puissance douce (soft power) a été théorisée par l’Américain Joseph Nye en 1990. Dans un article puis dans un livre[1] publiés la même l’année, il formule, avec une clarté sans précédent, un aspect de la puissance qui a toujours existé. Selon lui, la puissance ne peut être considérée comme la seule faculté à contraindre les autres à adopter une conduite conforme à nos intérêts, mais peut aussi consister à le leur faire désirer. Pour être puissant il ne suffit pas d’être craint, mais aussi d’être influent, admiré et imité.
Cette conception de la puissance va à l’encontre des théories déclinistes, portées par Paul Kennedy et Samuel Huntington, et s’inspire de la notion d’hégémonie culturelle du penseur communiste Antonio Gramsci, développée dans ses carnets de prison plusieurs décennies plus tôt. Les premiers considèrent qu’un empire est forcément voué à l’effondrement car il finira toujours par crouler sous son propre poids, alors que Joseph Nye observe une mutation de la puissance à la fin du XXe siècle.
Selon lui, la puissance est moins « fongible », c’est à dire qu’elle n’est plus aussi facilement transformable en influence que par le passé ; moins « coercitive », l’usage de la force étant moins admis que par le passé et les économies étant devenues interdépendantes ; et enfin moins « tangible », c’est à dire moins facilement quantifiable. La puissance c’est désormais aussi « la cohésion nationale, l’universalité de la culture et les institutions internationales ».
Aujourd’hui cette théorie est largement admise par les dirigeants et analystes du monde entier et l’influence fait partie intégrante des stratégies de puissance des plus grands États. Celle-ci peut s’exprimer à travers la culture (Hollywood aux Etats-Unis, les telenovelas brésiliennes), la langue (British Council, Organisation internationale de la Francophonie, Institut Confucius pour la Chine), la présence et la capacité d’influence au sein des organisations internationales (droit de véto au Conseil de Sécurité des Nations unies, part du capital de la Banque mondiale ou du Fonds Monétaire International), le sport (organisation d’évènements internationaux), etc.
Ainsi, tout État souhaitant se hisser aux premiers rangs des puissances internationales ne peut se contenter de parfaire sa « puissance dure » (hard power, l’économie et le militaire), il doit également se rendre attractif et renvoyer une image positive de son pays sur la scène internationale.
[1] Joseph Nye, Le leadership américain: quand les règles du jeu changent, décembre 1992, Presse universitaire de Nancy
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Élu en 2014, le premier ministre indien Narendra Modi a immédiatement misé sur le soft power pour améliorer le statut de l’Inde sur la scène internationale. La « plus grande démocratie du monde » (en terme de population) étant la mère patrie du yoga, discipline pratiquée par des centaines de milliers de personnes à travers le monde, le thème autour duquel cette stratégie d’influence allait graviter était tout trouvé. Le yoga est donc devenue le fer de lance du soft power indien.
La campagne de Narendra Modi a tout d’abord consisté à prôner la création de la journée internationale du yoga à l’ONU. Résolution adoptée par l’Assemblée générale, la première journée internationale du yoga s’est tenue le 21 juin 2015 et a rassemblé des pratiquants dans 251 villes de 192 pays. Ensuite le ministère de l’Ayush a été créé, terme qui regroupe ayurveda (médecine traditionnelle), yoga, naturopathie et homéopathie, avec pour mandat de développer et promouvoir ces pratiques en soutenant l’éducation, la recherche et en créant des infrastructures. Sa mission consiste également à certifier et à accréditer des formateurs approuvés par le gouvernement indien. De plus, des coopérations bilatérales dans le secteur de la médecine traditionnelle ont été signées avec des pays comme la Chine, la Malaysie, la Hongrie, et Trinité Tobago. Plus récemment encore, une opération de communication a été menée au forum économique de Davos avec deux professeurs de yoga indien qui tenaient une classe journalière.
La culture yoga au service de l’industrie du bien-être
Alors que cette discipline avait connu une forte occidentalisation ces dernières années, sa promotion par le gouvernement indien renforce l’influence culturelle du pays à travers le monde, certes, mais c’est également une influence mise au service de l’économie. Le yoga renvoit directement à l’industrie du « bien-être » qui était estimée à 80 milliards de dollars dans le monde en 2015 et à 1,8 milliard de dollars en Inde en 2017. Le secteur connaît une importante croissance et pourrait générer 3 millions de postes dans le pays d’ici à 2020.L’enjeu est aussi d’attirer des investisseurs étrangers. L’Inde est perçue comme l’un des pays les plus protectionnistes du monde, mais son gouvernement n’a pas imposé de limites aux investissements directs étrangers (IDE) dans ce secteur. Cette stratégie n’est bien entendu pas exempte de critiques, la principale étant que la promotion, par le gouvernement central, du yoga, qui est une discipline issue de la religion hindouiste, pourrait créer des tensions dans un pays multi-confessionnel.